Terre plate (La)
Terre plate (La)
Généalogie d'une idée fausse
Giacomotto-Charra, Violaine  
Nony, Sylvie  
  • Éditeur : Belles Lettres (Les)
  • Collection : Hors collection
  • EAN : 9782251452234
  • Code Dimedia : 000222508
  • Format : Broché
  • Thème(s) : SCIENCES & TECHNIQUES, SCIENCES HUMAINES & SOCIALES
  • Sujet(s) : Histoire générale, Moyen Âge, Renaissance, Sciences
  • Pages : 280
  • Prix : 35,95 $
  • Paru le 15 novembre 2021
  • Plus d'informations...
EAN: 9782251452234

Table des matières

Introduction

Première partie : Construction et diffusion d’une science de la sphère
• Chapitre I : L’établissement des théories antiques
• Chapitre II : La transmission des savoirs autour de la Méditerranée
• Chapitre III : Le sphère en Occident, du haut Moyen Âge à la fin de la Renaissance

Deuxième partie : Histoire et enjeux d’un mythe
• Chapitre I : L’invention de la Terre plate
• Chapitre II : Un mythe peut en cacher un autre
• Chapitre III : Comprendre le succès du mythe
• Chapitre IV : L’entretien du mythe du XIXe au XXe siècle : petit florilège

En guise de conclusion

Extrait

« En 1554, l’érudit et pédagogue humaniste Johann Turmair (dit Jean Aventin) résume dans ses Annales de Bavière, un échange épistolaire qui eut lieu au VIIIe siècle entre le Pape Zacharie (741-752) et Saint Boniface, missionnaire mandaté par le pontife, au sujet d’une défense des antipodes avancée par un moine irlandais, apparemment éduqué, Virgile, en 748 […]. Pierre-Noël Mayaud estime que le pape Zacharie a condamné les propos du prêtre parce que celui-ci aurait défendu la possible existence d’antipodiens [c.-à-d. d’hommes habitant aux antipodes] alors que le Pontife la refusait, à l’instar d’Augustin. Patrick Gautier Dalché considère que s’il y a bien eu un échange de lettres entre Zacharie et Boniface, c’est pour discuter de l’opportunité de condamner Virgile parce qu’il avait soutenu, non l’existence d’antipodiens, mais semble-t-il celle d’un autre monde.
Le Pape conseille la tenue d’un concile s’il est prouvé que Virgile a bien tenu les propos qu’on lui prête, c’est-à-dire "qu’il y ait un autre monde et d’autres hommes sous la Terre, ainsi qu’un soleil et une lune". L’affaire n’a donc rien à voir avec une querelle sur la sphéricité, et n’y a pas eu de condamnation de Virgile pour hérésie ; il est devenu évêque de Salzbourg puis a été canonisé au XIIIe siècle. Gautier Dalché explique, à l’instar de Mayaud, comment ce texte a été sorti de son contexte et instrumentalisé, notamment à partir du XVIIe siècle, où l’on a voulu construire "à partir des bases très incertaines qu’il procure, un cas de persécution semblable à celui de Galilée" puisque "la croyance en l’existence des antipodes aurait été condamnée comme hérétique".
Que l’exhumation de l’affaire Virgile ait été dès lors perçue ou soit devenue ensuite un enjeu de la querelle entre les Églises ainsi qu’entre la science et l’Église catholique est manifeste au XIXe siècle. Migne (l’abbé Migne), directeur de l’immense publication des écrits grecs et latins des Pères de l’Église (la Patrologia Latina et la Patrologia Græca), écrit en effet, citant le texte de la lettre donné ci-dessus :
Et bien! Sur ces indices assez peu précis, un auteur protestant a forgé toute une histoire, et des écrivains français ont été assez mal avisés pour la répéter. […] En vérité, il fallait être bien préoccupé ou bien tourmenté de l’envie de faire naître quelque soupçon fâcheux contre la papauté, pour voir dans les lignes du Pape Zacharie, la condamnation de l’existence des antipodes et du système de la rotondité de la Terre.
La réaction de Migne à trois siècles de distance livre deux informations intéressantes : la reprise de l’information est interprétée comme une manœuvre anti-papauté et associée à la question de la sphéricité, ce qui n’est pas le cas à l’origine. L’auteur protestant ici visé est le poète Thomas Moore (1779-1852), qui publie une Histoire d’Irlande (The History of Irland, 1835) dans laquelle il rapporte l’épisode et commente en disant :
le fait était que Virgile, qui avait poussé fort loin ses études géographiques, avait deviné la forme sphérique de la Terre, d’où il concluait l’existence des antipodes. Mais ce ne fut pas en ces termes que la question fut posée devant le Pape. On accusa Virgile d’avoir dit : Qu’il existait sous notre Terre un autre monde peuplé d’hommes qui ne descendaient point d’Adam et pour lesquels J.C. n’avait pas répandu son précieux sang.
Quant aux "écrivains français", une autre note précise qu’il s’agit de Michelet.
On perçoit immédiatement la répercussion de l’affaire Virgile pour le XIXe siècle : celle-ci créait un heureux précédent à l’affaire Galilée, enracinant l’opposition de l’Église à toute forme de connaissance savante loin dans l’histoire occidentale. D’Alembert, ainsi, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, fait explicitement le lien entre l’affaire Galilée et l’affaire Virgile, et ne manque pas d’y mêler Augustin et Christophe Colomb en un joyeux mais efficace pêle-mêle :
Un tribunal devenu puissant dans le midi de l’Europe, dans les Indes, dans le Nouveau-Monde, mais que la foi n’ordonne point de croire, ni la charité d’approuver, ou plutôt que la religion réprouve, quoique occupé par ses ministres, et dont la France n’a pu s’accoutumer encore à prononcer le nom sans effroi, condamna un célèbre astronome pour avoir soutenu le mouvement de la Terre, et le déclara hérétique; à peu près comme le pape Zacharie avait condamné quelques siècles auparavant un évêque, pour n’avoir pas pensé comme saint Augustin sur les antipodes, et pour avoir deviné leur existence six cents ans avant que Christophe Colomb les découvrit. C’est ainsi que l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence.
Cette affaire devient l’emblème de l’opposition entre des thèses scientifiques et la parole d’une Église représentée par son premier prélat. Démontrer que celui-ci s’est déjà entêté dans l’erreur en refusant, au VIIIe siècle, que les antipodes soient habitables permet de relativiser la vérité pontificale. Toute une tradition historiographique militante s’est ainsi fondée sur l’utilisation biaisée de sources existantes, sans en interroger la pertinence, pour étayer l’idée d’un obscurantisme continu et consubstantiel à l’Église, qui connut ensuite un succès tout particulier au XIXe siècle, pour des raisons politiques et religieuses faciles à comprendre, mais qui ne sont pas pour autant scientifiquement excusables. »




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