Oeuvres
Oeuvres
Erckmann, Emile  
Chatrian, Alexandre  
Benhamou, Noëlle (Edité par) 
  • Éditeur : Belles Lettres (Les)
  • Collection : Hors collection
  • EAN : 9782251451114
  • Code Dimedia : 000210724
  • Format : Relié
  • Thème(s) : LITTÉRATURE - FICTION & ESSAI
  • Sujet(s) : Littérature française
  • Pages : 888
  • Prix : 96,95 $
  • Paru le 18 janvier 2021
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EAN: 9782251451114

Émile Erckmann et Alexandre Chatrian unirent leurs noms pour écrire sous le pseudonyme Erckmann-Chatrian à partir de 1859. De cette fertile association, naîtront des œuvres qui feront date et qui appartiennent majoritairement au genre narratif, même si Chatrian adapte leurs contes et romans au théâtre, et qu’Émile Erckmann écrit des essais, des fables et des poèmes. Cette édition de six œuvres d’Erckmann-Chatrian – Contes fantastiques (1860), Contes de la montagne (1860) et Contes des bords du Rhin (1862) – et trois romans – L’Ami Fritz (1864), Histoire d’un conscrit de 1813 (1864), Waterloo (1865) – donne un nouvel aperçu de leur talent.
 
L’essentiel de leurs Œuvres ont comme cadre la vie quotidienne d’une campagne plutôt reculée, dans les environs de Phalsbourg puis dans de petits villages de Lorraine et des Vosges. Leurs écrits de fiction sont parsemés de menus faits recueillis auprès des villageois. Pourtant, le réalisme et le naturalisme alors en vogue s’y trouvent nettement infléchi par un idéalisme volontaire et même optimiste : « Il faut que tout soit un peu idéaliste, car la réalité plate, telle qu’on la comprend et qu’on la pratique aujourd’hui est trop assommante » confie Erckmann. Leur prose s’enrichit à la fois de considérations métaphysiques, du recours à l’étrange et au fantastique mais aussi d’un didactisme républicain. Leur devise pourrait être « édifier et instruire ».
 
Peu de gens connaissent encore Erckmann-Chatrian. Appréciés de George Sand et d’Alphonse de Lamartine, défendus par Victor Hugo, ils ont subi le sort des auteurs édités par Hetzel : Jules Verne et Daudet notamment. Désignés comme des écrivains régionalistes s’adressant uniquement à la jeunesse, ils sont passés de mode, bien qu’ils aient été beaucoup lus en leur temps. Après avoir paru dans la Bibliothèque verte et sous forme d’extraits dans les manuels scolaires, leurs romans ont été oubliés. Cette édition critique souhaite les faire lire sous un jour nouveau et plus complet.

Le présent ouvrage s’appuie sur la première édition de chaque oeuvre en volume et comprend une introduction générale qui présente les auteurs et les lieux évoqués dans leurs récits, des notices pour chaque partition et des notes explicatives. La dernière édition complète de leurs oeuvres date des années 1960 (Pauvert) et ne comportait aucune annotation.

Extrait

L’Esquisse mystérieuse
  
« En face de la chapelle Saint-Sébalt, à Nuremberg, au coin de la rue des Trabans, s’élève une petite auberge, étroite et haute, le pignon dentelé, les vitres poudreuses, le toit surmonté d’une Vierge en plâtre. C’est là que j’ai passé les plus tristes jours de ma vie. J’étais allé à Nuremberg pour étudier les vieux maîtres allemands; mais, faute d’espèces sonnantes, il me fallut faire des portraits… et quels portraits! De grosses commères, leur chat sur les genoux, des échevins en perruque, des bourgmestres en tricorne, le tout enluminé d’ocre et de vermillon à plein godet.
 
Des portraits, je descendis aux croquis, et des croquis aux silhouettes.
 
Rien de pitoyable comme d’avoir constamment sur le dos un maître d’hôtel, les lèvres pincées, la voix criarde, l’air impudent, qui vient vous dire chaque jour : ‘‘Ah çà! me payerez-vous bientôt, monsieur? savez-vous à combien se monte votre note? Non, cela ne vous inquiète pas… Monsieur mange, boit et dort tranquillement… Aux petits oiseaux le Seigneur donne la pâture. La note de Monsieur se monte à deux cents florins et dix kreutzer… ce n’est pas la peine qu’on en parle.’’
 
Ceux qui n’ont pas entendu chanter cette gamme, ne peuvent s’en faire une idée; l’amour de l’art, l’imagination, l’enthousiasme sacré du beau se dessèchent au souffle d’un pareil drôle… Vous devenez gauche, timide; toute votre énergie se perd, aussi bien que le sentiment de votre dignité personnelle, et vous saluez de loin, respectueusement, M. le bourgmestre Schnéegans!
 
Une nuit, n’ayant pas le sou, comme d’habitude, et menacé de la prison par ce digne maître Rap, je résolus de lui faire banqueroute en me coupant la gorge. Dans cette agréable pensée, assis sur mon grabat en face de la fenêtre, je me livrais à mille réflexions philosophiques, plus ou moins réjouissantes.
 
‘‘Qu’est-ce que l’homme? me disais-je. Un animal omnivore; ses mâchoires, pourvues de canines, d’incisives et de molaires, le prouvent suffisamment. Les canines sont faites pour déchirer les viandes; les incisives, pour entamer les fruits, et les molaires, pour mastiquer, broyer et triturer les substances animales et végétales, agréables au goût et à l’odorat. Mais quand il n’y a rien à mastiquer, cet être est un véritable non-sens dans la nature, une superfétation, une cinquième roue à un carrosse.’’
 
Telles étaient mes réflexions. Je n’osais ouvrir mon rasoir, de peur que la force invincible de ma logique ne m’inspirât le courage d’en finir. Après avoir bien argumenté de la sorte, je soufflai ma chandelle, renvoyant la suite au lendemain.
 
Cet abominable Rap m’avait complètement abruti. Je ne voyais plus, en fait d’art, que des silhouettes, et mon seul désir était d’avoir de l’argent, pour me débarrasser de son odieuse présence. Mais cette nuit-là, il se fit une singulière révolution dans mon esprit. Je m’éveillai vers une heure, je rallumai ma lampe, et, m’enveloppant de ma souquenille grise, je jetai sur le papier une rapide esquisse dans le genre hollandais… quelque chose d’étrange, de bizarre, et qui n’avait aucun rapport avec mes conceptions habituelles.
 
Figurez-vous une cour sombre, encaissée entre de hautes murailles décrépites… Ces murailles sont garnies de crocs, à sept ou huit pieds du sol. On devine, au premier aspect, une boucherie.
 
À gauche, s’étend un treillage en lattes; vous apercevez, à travers, un bœuf écartelé, suspendu à la voûte par d’énormes poulies. De larges mares de sang coulent sur les dalles et vont se réunir dans une rigole pleine de débris informes.
 
La lumière vient de haut, entre les cheminées, dont les girouettes se découpent dans un angle du ciel grand comme la main, et les toits des maisons voisines échafaudent vigoureusement leurs ombres d’étage en étage.  
 
Au fond de ce réduit se trouve un hangar… sous le hangar un bûcher, sur le bûcher des échelles, quelques bottes de paille, des paquets de corde, une cage à poules et une vieille cabane à lapins hors de service.
 
Comment ces détails hétéroclites s’offraient-ils à mon imagination?… Je l’ignore; je n’avais nulle réminiscence analogue, et pourtant, chaque coup de crayon était un fait d’observation fantastique à force d’être vrai. Rien n’y manquait!
 
Mais à droite, un coin de l’esquisse restait blanc… je ne savais qu’y mettre… Là, quelque chose s’agitait, se mouvait… Tout à coup, j’y vis un pied, un pied renversé, détaché du sol. Malgré cette position improbable, je suivis l’inspiration sans me rendre compte de ma propre pensée. Ce pied aboutit à une jambe… sur la jambe, étendue avec effort, flotta bientôt un pan de robe… Bref, une vieille femme, hâve, défaite, échevelée, apparut successivement, renversée au bord d’un puits, et luttant contre un poing qui lui serrait la gorge…
 
C’était une scène de meurtre que je dessinais. Le crayon me tomba de la main. »




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